- CARTEL (théâtre)
- CARTEL (théâtre)Le mot «cartel», ressuscité en 1924 par le Cartel des gauches , ne s’utilisait plus qu’en économie et en politique, quand les quatre principaux animateurs de théâtre du Paris de cette époque décidèrent, le 6 juillet 1927, de fonder une association pour la défense de leurs intérêts professionnels, en particulier devant la critique. Ils l’appelèrent eux aussi le Cartel, sans se douter que ce nom deviendrait aux yeux du public le symbole d’une formule esthétique.Pour un théâtre d’avant-gardeÀ première vue, Dullin, Jouvet, Baty et Pitoëff éprouvaient surtout, dans leur activité quotidienne, le sentiment de leurs divergences. Si Dullin et Jouvet avaient été, l’un et l’autre, disciples de Copeau, Dullin défendait un théâtre où le sens de l’action dramatique l’emportait sur le respect de la forme littéraire, alors que Jouvet – et il le prouva surtout après sa rencontre avec Giraudoux (1928) – subissait davantage le charme des idées et des mots. De son côté, Baty, lyonnais comme Dullin, lançait précisément ses anathèmes à «Sire le Mot» et s’efforçait surtout de recréer des atmosphères. Quant à Pitoëff, venu assez tard de Russie, via Genève, il s’était fait avant tout l’initiateur de Paris au théâtre international.Cependant le public ne se trompait pas quand il groupait ces quatre hommes sous une même étiquette. Chacun d’eux représentait en effet, à sa façon mais avec fermeté, ce qu’on appelait alors le théâtre d’avant-garde, c’est-à-dire un effort de recherche et de création libéré des préoccupations trop exclusivement commerciales de leurs confrères. Et, en dépit de leurs tempéraments différents, leurs convictions esthétiques profondes étaient les mêmes. Peut-être s’en rend-on compte encore mieux de nos jours, à une époque où la jeune génération théâtrale renie dans son ensemble l’héritage de ces aînés.Antoine avait été le précurseur, en ouvrant le théâtre aux grands thèmes de la pensée contemporaine, quels qu’ils fussent, pourvu qu’ils expriment les inquiétudes, les refus, les espoirs et les volontés de son époque. Copeau avait corrigé son excès de libéralisme en rappelant que le théâtre avait ses lois propres, qu’il était un art indépendant, avec ses moyens particuliers, que la forme y comptait autant que le fond et qu’il n’est point d’art sans que le souci du beau ne prime tous les autres, ou, du moins, ne leur prête sa dignité.Les quatre dirigeants du Cartel se trouvaient donc à pied d’œuvre, avec une doctrine équilibrée, où l’absolue liberté des thèmes ne se concevait pas sans l’absolue discipline de la forme. Aucun d’eux ne mettait en doute la vérité de ce double principe, aucun d’eux n’imaginait que la loi d’harmonie qui était devenue la leur pût, dans les vingt années qui suivraient leur disparition, être combattue avec une ardeur et une foi égales à la leur, par une génération convaincue que le théâtre doit, à certaines époques, se faire avant tout instrument de dénonciation, de rupture, de violence.La vigueur de cette réaction prouve à quel point – et beaucoup plus qu’eux-mêmes n’en avaient conscience – la doctrine des animateurs du Cartel était d’inspiration classique. Ils s’adressaient spontanément à l’élite, car personne ne s’était sérieusement posé le problème des droits du peuple au théâtre (les expériences de Gémier étaient colossales, généreuses et puériles). Ils cherchaient à atteindre la plus grande intensité d’expression avec le minimum de moyens. Ils croyaient à l’existence d’une sorte d’archétype du théâtre et chacun travaillait avec la conviction qu’il s’approchait chaque jour de cette perfection. Ils concevaient l’art comme un absolu trouvant en soi sa justification. Ils étaient le XVIIe siècle de notre actuel XVIIIe.DullinC’est Charles Dullin (1885-1949) qui se sépara le premier de Copeau, mais peut-être est-ce lui qui lui demeura le plus fidèle. Ce paysan montagnard, à peu près autodidacte, dont, grâce à un oncle farfelu, les jeunes années avaient connu une atmosphère de poésie et d’aventures imaginaires, et dont les débuts s’étaient faits au hasard de ses besoins, dans les cabarets parisiens ou dans les théâtres de mélodrame, conserva toujours le souvenir ébloui de ses premières rencontres chez Copeau avec les grands textes littéraires. Deux mots exprimaient pour lui l’essence même du théâtre: transfiguration et mouvement. C’est pourquoi ce fut sans doute avec les grands poèmes dramatiques de l’époque élisabéthaine et du siècle d’or espagnol qu’il exprima le plus vigoureusement sa personnalité. Le visage ingrat mais animé par la passion du regard, la voix sourde mais dominée par une articulation parfaite, le geste lyrique mais toujours mesuré, il créait sur la scène un étonnant envoûtement où l’intelligence claire soutenait les élans de l’instinct. S’il aimait incarner des personnalités obscures, chez qui les forces du bien et du mal se combattent cruellement (Smerdiakov, Harpagon, le roi Lear, Volpone), il anima de sa foi bouleversante la naïveté radieuse du paysan Trygée dans La Paix d’Aristophane. De 1922 à 1939, le petit plateau de l’ancien théâtre Montmartre, baptisé par Dullin l’Atelier, fut aussi le lieu de la formation de jeunes auteurs comme Achard, Salacrou, Zimmer, Passeur, Arnoux, de Richaud, Bréal et d’une pléiade de jeunes comédiens qui, de Jean-Louis Barrault à Jean Vilar, allaient devenir à leur tour les maîtres d’une génération dramatique. Quand Dullin mourut (1949), épuisé par une vie de luttes et dans une apparente solitude, il fut le seul à laisser derrière lui de véritables disciples.JouvetLouis Jouvet (1887-1951) affichait volontiers un certain cynisme intellectuel et mena sa carrière avec habileté. En fait, cet ancien élève de l’École de pharmacie avait le culte du beau et manquait d’assurance en soi. Il alla du plus facile (presque le Boulevard) au plus difficile (les classiques) par une progression constante et opiniâtre, équilibrant ce qu’il pouvait y avoir de formel dans ses conceptions littéraires par une connaissance approfondie de toutes les techniques de la scène, et, particulièrement, de la scène italienne; il pensait que celle-ci offre, à qui sait l’utiliser, les possibilités les plus larges. D’esprit plus «moderne» que Dullin, pendant la plus grande partie de sa carrière il fit porter tous ses efforts (1923-1934 à la Comédie des Champs-Élysées, 1935-1940 à l’Athénée) à la recherche et à la formation d’auteurs contemporains dont les plus célèbres furent Jules Romains (Knock , Le Mariage de M. Le Trouhadec , Donogoo ), Achard (Jean de la Lune , Domino ) et surtout Jean Giraudoux (Siegfried , Amphitryon , Intermezzo , La Guerre de Troie , Électre , Ondine ). Il avait réuni une troupe brillante (Valentine Tessier, Renoir, Michel Simon, Madeleine Ozeray) à qui il imposait un jeu sobre, rigoureux, où tout tendait à éclairer et à mettre en valeur les idées et les mots. Un décorateur de génie, Christian Bérard, unissait ses talents à ceux d’une équipe remarquable, galvanisée par les exigences et la ferveur du maître de jeu. Les représentations triomphales, en 1936, de L’École des femmes de Molière devaient être les premières d’une série classique (Les Fourberies de Scapin , Le Tartuffe , Don Juan ).Aux ailes de ce bastion d’équilibre et de vigueur que représentaient les deux disciples de Copeau, Pitoëff et Baty apportaient, l’un l’affranchissement de la pure poésie et l’autre celui du rêve.PitoëffQuand Georges Pitoëff (1884-1939) débute à Paris en 1922, il a déjà une légende. Né a Tiflis, il a appris son métier d’acteur et de metteur en scène à Moscou, avant de s’installer à Genève, avec sa compatriote Ludmilla rencontrée à Paris. Leur couple est saisissant, lui, avec son visage d’apôtre obstiné, sa voix saccadée, sans souffle, elle, toute petite, avec des gestes de marionnette, un front large, lisse et blanc et des yeux noirs immenses. En scène, la foi les transfigure. Pendant trente ans, à Genève et à Paris, elle sera la pureté rayonnante, la fragilité indomptable, et lui, la générosité maladroite et bouleversante. La pauvreté est leur génie. Dans L’Échange de Claudel, on tend un mince ruban bleu à l’arrière-plan et c’est la mer. Quelques praticables gris sur lesquels jouent des projecteurs et ce sera tour à tour les créneaux du château d’Hamlet , le bûcher de Sainte Jeanne . Entourés d’une troupe souvent médiocre, mal payée et fidèle, ils transfigurent tout ce qu’ils touchent, et jusqu’à leur public. Une sorte de pacte mystique unit la salle et la scène. La poésie des mots devient la poésie de l’âme. Shakespeare, Ibsen, Tchekhov, Shaw, Maeterlinck, Strindberg, Pirandello, tous les poètes du mystère, de l’angoisse, de la tendresse trouvent, sur les divers plateaux occupés par la troupe errante, leur lieu d’expression privilégié.BatyGaston Baty aussi était poète, mais alors que les recherches de Pitoëff frôlaient la métaphysique, celles du fondateur de la Baraque de la Chimère (1922) tendaient à favoriser l’évasion du public par la création d’atmosphères bien proches de celles du rêve. De milieu bourgeois, Gaston Baty (1885-1952) fit en Allemagne des études supérieures qui devaient orienter d’une manière décisive son activité artistique. Si sa sensibilité raffinée l’éloignait de tout engagement politique et social – et par là même l’eût amené à combattre les formules du théâtre d’après guerre – il a été en France le véritable précurseur des techniques de mise en scène de nos animateurs contemporains. Alors que Jouvet, Dullin et Pitoëff avaient subi, directement ou par l’intermédiaire de Copeau, l’influence de Stanislavski, c’est Piscator et Reinhardt qui furent à l’origine de la maîtrise de Baty dans l’éclairage, le changement de décor et le maniement des foules, et ce n’est pas un hasard si c’est Baty qui, dès 1930, introduisit Brecht en France (L’Opéra de quat’sous ). Très cultivé et amoureux des grands textes autant que ses compagnons du Cartel, il n’en prit pas moins position sinon contre le théâtre littéraire, du moins contre la primauté de l’auteur. Il se voulait créateur autant que l’écrivain qu’il mettait en scène. Cette ambition l’amena à choisir des œuvres qui soient surtout des prétextes à la création d’atmosphères et l’un de ses auteurs préférés, Jean-Jacques Bernard, inventa pour lui «le théâtre du silence». Baty était très conscient du caractère éphémère d’une œuvre dont le succès était lié exclusivement à la qualité de la mise en scène, et à la solidité d’une troupe de comédiens fidèles, en tête desquels brillait le talent troublant de Marguerite Jamois; mais il voyait dans cette précarité la noblesse même de l’art qu’il servait avec une délicatesse parfaite et un dévouement passionné, convaincu d’avoir suffisamment rempli sa mission à l’égard de son époque, en offrant à ses contemporains d’exquises «minutes d’évasion». C’est ce respect de l’œuvre d’art en soi, sans autre souci que celui de sa perfection, qui le rattachait le plus intimement à ses compagnons du Cartel. Cependant, par ses théories, alors contestées, sur le metteur en scène créateur, Gaston Baty ouvrait la voie au théâtre français d’après 1955.
Encyclopédie Universelle. 2012.